par Michel Hérold, conservateur général du patrimoine, directeur du Comité français du Corpus vitrearum
Les historiens du vitrail savent bien toute l’importance des innovations techniques comme acteurs d’expressions nouvelles. À défaut d’entrainer des mutations en profondeur, les nombreuses expérimentations liées aux progrès scientifiques du XIXe siècle sont d’un grand intérêt, surtout passées entre les mains d’artistes de premier plan.
Deux communications présentées lors du XXXe colloque international du Corpus vitrearum, suivi du XIe forum pour la conservation et la technique du vitrail, tenus à Barcelone du 4 au 9 juillet 2022 à l’initiative du Comité catalan, se sont attachées à l’étude de vitraux réalisés suivant des systèmes issus des principes de la trichromie. Paloma Somacarrera, restauratrice de vitraux à Igualada (province de Barcelone), a rendu compte de la restauration qu’elle a effectuée en 2018-2019 du vitrail de la chapelle de la Vierge Immaculée dans l’église abbatiale de Montserrat1. Antoni Villa, retraçant le cheminement artistique de Gaudí en matière de vitrail, a porté une attention particulière aux verrières du chœur de la cathédrale de Majorque2.
Rappelons simplement que les principes de la trichromie découlent des travaux et inventions de Charles Cros et de Louis Ducos du Hauron. À peu près simultanément, en 1868, ils mirent en évidence le principe d’un procédé permettant de reproduire un très grand nombre de nuances à partir seulement des trois couleurs primaires. Ces principes allaient donner naissance à la photographie en couleur et à divers autres procédés techniques, en imprimerie etc.
Rare est l’usage de la trichromie en matière de vitrail mais les participants ou lecteurs des actes du colloque Techniques du vitrail au XIXe siècle, tenu à Namur en 2007, se souviennent peut-être de l’étude de Markus Kleine traitant des vitraux réalisés suivant une méthode mise au point par l’atelier Dillman de Munich dans l’atelier Richard Sander de Barmen3. Il s’agit de quelques vitraux sans plomb faisant usage de la gravure de verres plaqués des trois couleurs bleu, rouge et jaune, gravure guidée par un procédé photographique.
Dans le contexte catalan, c’est donc à la cathédrale de Palma de Majorque qu’a été relevé l’emploi de la trichromie dans les vitraux réalisés à l’initiative d’Antoni Gaudí. Ambitions et méthodes employées sont ici bien différentes. Des circonstances récentes particulièrement favorables permettent de les mieux connaître. Il se trouve que la présentation de cet ensemble lors du colloque de Barcelone coïncidait avec la présence du vitrail de saint Paul apôtre et celui de saint Valérien (1903) à l’exposition Gaudí, tenue au musée d’Orsay du 12 avril au 17 juillet 2022.
Grâce à Isabelle Morin-Loutrel et Élise Dubreuil commissaires de l’exposition, nous avons pu avec Jean-François Luneau, observer les panneaux au moment de leur démontage, le 21 juillet (fig. 1 et 2)4. Nos observations sont enrichies par les précieuses et très précises informations transmises par le peintre verrier barcelonais, Jordi Bonnet, chargé de la restauration du vitrail avant sa présentation parisienne.
La contribution de Gaudí à Majorque est issue de sa rencontre, en 1899 avec l’évêque du lieu, Père Joan Campins i Barceló. Ce dernier lui demanda d’intervenir dans sa cathédrale. L’objectif était un réaménagement total du chœur, avec pour pierre d’achoppement, le déplacement des stalles alors dans la nef. Le travail opéré en 1902-1903 consista à dépouiller la chapelle orientale de son décor baroque, à changer de place les stalles et à renouveler l’ensemble du mobilier liturgique. L’intervention fut radicale. Si Gaudí décrit son travail comme une restauration, il s’agit en fait d’une réorganisation du chœur et du renouvellement de son mobilier suivant un état conforme à la liturgie supposée originale mais fort peu historique ; Gaudí et son commanditaire ne prêtèrent absolument aucune attention au bâtiment et à son décor ancien dans sa matérialité. Cette révision fonctionnelle concerna le vitrail, soit huit verrières et une rose dessinées par Gaudí et ses collaborateurs, tandis que des céramiques furent posées dans l’abside d’un chœur dominé par un immense et somptueux baldaquin.
L’histoire des vitraux de saint Paul et de saint Valérien, observés au musée d’Orsay, est mouvementée. Le vitrail de saint Paul fut conservé quelque temps dans la troisième baie nord du chœur jusqu’à ce qu’il soit démonté et conservé dans la sacristie de la chapelle de la Trinité. Le vitrail de saint Valérien aurait été conservé dans la troisième baie sud jusqu’à sa dépose. Tous deux sont aujourd’hui exposés au Musée diocésain de Majorque et associés de façon artificielle dans un imposant châssis, présentation qui n’a pas été modifiée pour l’exposition du musée d’Orsay.
Leur réalisation relève de l’intervention de plusieurs collaborateurs. Si l’exécution en verre et plomb revient à l’atelier barcelonais Amigó, alors sous la direction de Joaquim Amigó (1852-1925), d’après les instructions de Gaudí, la bibliographie mentionne également le concours de Joaquín Torres García (1874-1949), peintre hispano-uruguayen, de Iu Pascual I Rodés (1883-1949), peintre paysagiste employé dans l’atelier de Gaudí, auteur supposé des cartons, et de Jaume Llongueras I Badia (1883-1955) peintre et décorateur, collaborateur régulier de Gaudí.
Les observations techniques faites lors de la dépose des vitraux au musée d’Orsay aident à mieux comprendre la mise en œuvre de verres de trois couleurs superposés. Dans le vitrail de saint Paul, la part réservée aux verres gravés et superposés est attribuée seulement à des parties précises : tête, mains, pieds, sol (fig. 3 et 4). Le reste apparaît en verre « cathédrale », avec, en face interne, des parties peintes d’une peinture blanche (un émail ?) qui n’a pas bien adhéré au verre support à la cuisson ; d’autres parties du fond sont simplement en verre « cathédrale » de couleur. Suivant les observations faites en atelier par Jordi Bonnet5, les parties en verres superposés sont en fait composées, suivant l’effet recherché, de deux à cinq couches. Des verres plaqués soufflés de couleur rouge vermillon, bleu et jaune sombre ont été gravés de façon à produire le dessin et les nuances souhaités. L’effet des jaunes est précisé et élargi grâce à l’usage du jaune d’argent. La dernière couche, face externe, est généralement en verre « cathédrale » repérable à son relief bien caractéristique.
La peinture blanche relevée en face interne semble être un émail destiné à soutenir l’intensité de parties jugées trop claires (fig. 5). La mise en plomb est adaptée pour recevoir les verres superposés : les profilés relevés ont des ailes très plates et très larges (1,5 cm) faisant penser aux mises en plomb anglaises avec une âme très haute (10 mm). De nombreuses traces laissées par le décapant (oléine ?) sont visibles, tandis que, pour des raisons inconnues, la face externe n’est pas contre soudée (fig. 6).
L’exécution du vitrail de saint Valérien semble un peu différente, même si les principes et usages des verres gravés et superposés se concentrent ici aussi sur le personnage (fig. 7 et 8), tandis que les fonds apparaissent en verre « cathédrale » (fig. 9). En revanche, aucun émail n’a été utilisé. De façon frappante, il apparait que la mise en plomb ne suit délibérément pas le dessin pour s’en libérer. Ce travail de mise en plomb diffère de celui du vitrail de Saint Paul par l’usage de profilés plus « ronds », mais, eux-aussi non contre soudés en face externe.
Dans ces vitraux qu’il est possible de qualifier d’expérimentaux, quelles sont donc les intentions de Gaudí ? La trichromie, bien que compliquée à mettre en œuvre et couteuse, principalement dans la mise en œuvre du travail de gravure combinée sur trois verres complémentaires, permet évidemment de se libérer du vitrail peint à la façon du XIXe siècle. Gaudí lui-même n’a pas été très prolixe à ce sujet mais dans ses Paroles et écrits, on relève cette phrase à propos de la représentation du roi Ferdinand, l’une des figures les plus abouties de ses vitraux : « Je défie quiconque de réussir, sans utiliser trois verres, l’effet du soleil mourant glissant sur ce cheval blanc »6.
Dans une approche globale des rapports de Gaudí avec le vitrail, l’article d’Antoni Villa insiste cependant sur le caractère unique des vitraux observés au musée d’Orsay, souligné encore par les différences formelles et techniques relevées d’une verrière à l’autre. Faut-il voir dans le travail de Tiffany les sources des essais majorquins, comme le pense l’auteur ? La question reste à préciser. En revanche, il s’agit sans doute d’une aventure sans véritable lendemain et sans descendance.
- Paloma Somacarrera, « The historical Requirement on the Identity of a Piece of Art », 11th Forum for the Conservation and Technology of Historic Stained Glass, Barcelone, 2022, p. 111-119. [↩]
- Antoni Villa i Delclòs, « Gaudí à la recherche d’un langage propre dans le vitrail : la trichromie », 30th International Colloquium of the Corpus Vitrearum, Barcelone, 2022, p. 66-73. [↩]
- Markus Kleine, « Luce Floreo-Technik und Rekonstruktionmöglichkeit », Techniques du vitrail au XIXe siècle, Namur, 2007, p.151-158 (Forum pour la conservation et la restauration des vitraux, Namur 14-16 juin 2007). [↩]
- Élise Dubreuil, Juan José Lahuerta, Isabelle Morin Loutrel, Gaudí, Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan, Paris, 2022, 320p. [↩]
- Jordi Bonnet, Vitralls Sant Pau i Sant Valeria de Palma de Mallorca. Informe conservacio-restauratcio, mars 2022, 84 fol. [↩]
- Isidre Puig Boada, Gaudí : paroles et écrits, Paris, 2002, p. 123. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Elisabeth Pillet (9 novembre 2022). Gaudí, le vitrail en « trichromie ». Corpus vitrearum – France. Consulté le 15 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/nfva