par Jean-François Luneau, conservateur en chef du patrimoine, Centre André Chastel

Daniel Arasse, dans une conférence de l’Université de tous les savoirs, s’interrogeait en 2001 sur le « caractère anachronique » des conditions de présentation contemporaines des œuvres d’art : les conditions d’exposition muséales, de même que les reproductions photographiques, permettent en effet de nouveaux types d’observations et sont susceptibles de renouveler le regard qu’on leur porte¹.

Un livre relativement récent permet aussi de s’interroger sur le rôle ambigu que peut jouer l’image photographique dans la perception du patrimoine². Il s’agit principalement d’un livre d’images reproduisant les vitraux d’Arnaut de Moles à la cathédrale d’Auch. Si vous observez la photographie du vitrail figurant Adam et Ève (p. 70 et aussi p. 75), vous verrez Adam bombant le torse (fig. 1). Comparez avec le vitrail en place dans l’édifice et vous verrez le torse d’Adam barré d’un plomb de casse, ainsi que son visage (fig. 2). De même, la tunique de Saint Philippe, dont la lancette est reproduite p. 148, p. 150 et encore p. 160, tombe droit sur le sol, alors qu’en réalité son pied apparaît bel et bien dans le vitrail.

Nous arrêtons ici les exemples, mais la comparaison systématique montre que le photographe a ainsi retouché toutes les photos. On sait bien qu’en période de Noël les éditeurs aiment bien encombrer les tables des libraires de livres riches en images et dont les textes sont parfois insipides. Il y a ainsi des sujets très bancable, comme le vitrail ou la peinture impressionniste. La retouche d’images permet sans doute de rendre le livre encore plus vendable mais c’est une tromperie qu’on offre au public.

Dans les Sept lampes de l’architecture, John Ruskin définissait la restauration comme « un mensonge absolu »³ en ce sens qu’elle enlevait aux édifices leur authenticité et qu’elle abusait le public. Un célèbre tableau de Magritte, La trahison des images⁴, nous rappelle qu’une image, peinture ou photographie n’est jamais qu’une représentation.

On pourrait dire de n’importe laquelle des verrières reproduites dans l’ouvrage sur la cathédrale d’Auch « ceci n’est pas un vitrail », mais il n’empêche que le livre impose au lecteur une restauration in absentia. Les photographies qu’il contient sont donc des mensonges d’autant plus qu’à aucun moment le lecteur n’est prévenu de ces retouches et de leur ampleur. Si un tel livre n’est pas dangereux pour le patrimoine, il est en revanche pernicieux pour le public à qui on donne une image fausse du vitrail ancien. Une verrière du XVI^e siècle, pour reprendre l’exemple des vitraux d’Auch, est en effet une œuvre vénérable, qui nous parvient aujourd’hui après être passée par les mains de plusieurs restaurateurs, à différents moments de son histoire. Ses verres peuvent parfois être corrodés, ils ont perdu leur translucidité originelle et des plombs de casse viennent souvent perturber sa lecture. Il faut donc en prendre son parti, n’en déplaise aux visiteurs, parfois aux propriétaires des vitraux (souvent les communes dans des édifices religieux anciens) et parfois même aux personnels chargés de leur conservation en tant que monuments historiques.

La charte de Venise (1964) dont la France est signataire, impose à ceux qui ont la charge du patrimoine de respecter la matérialité de l’œuvre ainsi que les traces de son histoire. Il est donc illusoire de rechercher à retrouver un état originel. Aux industriels qui imaginent que la restauration consiste à gratter les surfaces pour obtenir un « verre remis à nu » et voudraient retrouver « le verre sain » en projetant « un jet fluide pour retirer la pellicule d’altération »⁵, il faut rappeler que la restauration se contente aujourd’hui de stopper les processus de dégradation et de protéger les vitraux par des verrières de protection. Aux mêmes industriels qui recherchent aujourd’hui à remplacer le plomb⁶, il convient également de rappeler que l’idée est assurément bonne pour les œuvres que l’on créera demain, mais que les vitraux reçus en héritage patrimonial (n’ayons pas peur du pléonasme) doivent conserver leurs plombs anciens.

1. Daniel Arasse, « Interpréter l’art : entre voir et savoirs », Université de tous les savoirs, 12 juillet 2001 ; https://www.canal-u.tv/chaines/utls/les-renouvellements-de-l-observation-dans-les-sciences-contemporaines/interpreter-l [consulté le 21/10/2022]. [↩]
2. Jean-Paul Dumontier, Pierre Duplan, Cinq siècles de lumières à la cathédrale d’Auch. Les vitraux d’Arnaut de Moles, Gap, Éd. grégoriennes, 2011. [↩]
3. John Ruskin, Les sept lampes de l’architecture (1849), traduction et présentation de Bénédicte Coste, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2011, p. 211 (Chapitre VI, La lampe du souvenir, chapitre XIX). [↩]
4. Los Angeles County Museum of Art, 78.7 [↩]
5. Camille Ortali, Patricia Hee et Lucile Cornu, « Plantes, sol-gel et jet-fluide : on parle de verre ! », ID verre infos. Lettre du réseau des acteurs du monde verrier en Lorraine, n° 84, 1^er semestre 2022, p. 6-7, citations p. 7. [↩]
6. https://www.cerfav.fr/recherche-et-developpement/projets-recherches-collaboratives/vitrail-sans-plomb [consulté le 21/10/2022]. [↩]

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