par Karine Boulanger, ingénieur de recherche au Centre André Chastel

Les grands édifices religieux sont à bien des égards des chantiers permanents, exigeant un entretien constant pour réparer les désordres survenus dans l’année ou prévenir des dommages liés à la vétusté de telle ou telle partie et nécessitant aussi des interventions plus lourdes, de véritables restaurations. Toutes ces actions assurent la pérennité du bâtiment mais conditionnent aussi notre regard sur l’édifice et les œuvres qu’il contient. Au cours du temps les principes, les méthodes et les techniques ont évolué mais même sur un temps bref, d’un acteur à l’autre, d’un maître d’œuvre à l’autre, les choix effectués ont pu être différents. C’est cette évolution que présente, à l’échelle d’un seul monument, l’exposition organisée par Solveig Bourocher sous la direction de Xavier Laurent et d’Anne Embs aux Archives départementales du Cher.

La cathédrale de Bourges apparaît dans les premières décennies du XIX^e siècle dans un état assez comparable aux autres grandes cathédrales gothiques, avec un décor déjà partiellement remanié au XVIII^e siècle et ayant souffert d’un manque d’entretien depuis la fin de l’Ancien Régime. Elle fait partie des édifices devenus propriété de l’État à la Révolution et bénéficie, à partir de 1848, de l’expertise d’un architecte diocésain chargé de veiller à l’entretien non seulement de la cathédrale, mais aussi de l’évêché et du séminaire. Les premiers architectes, locaux, sont alors remplacés par des Parisiens, disciples d’Eugène Viollet-le-Duc qui s’appuient sur les inspecteurs des monuments historiques. Avec la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, le corps des architectes diocésains disparaît et les chantiers des cathédrales intègrent les circonscriptions des architectes en chef des monuments historiques, secondés par un architecte ordinaire puis, à partir de 1946, par un architecte des bâtiments de France. Le cœur de l’exposition est ainsi consacré aux hommes auxquels ont été confiées les destinées de la cathédrale, en particulier Barthélemy Juillien, Victor Gay, Léonard Hippolyte Roger, Jules Dumoutet, Émile Tarlier, Paul Boeswillwald et Robert Gauchery. Une partie de cette section de l’exposition est aussi dédiée aux services centraux régissant les édifices diocésains et à l’administration des Monuments historiques, et présente les étapes administratives des travaux à travers la série de documents très normés échangés entre les architectes et l’administration (devis descriptifs et estimatifs d’entretien ou de grosses réparations, certificats de paiement, réception des travaux…). Ces archives forment la transition vers la suite de l’exposition consacrée aux travaux les plus importants menés à la cathédrale, des années 1830 à nos jours.

L’un des premiers chantiers a concerné l’imposante façade dotée de cinq portails et d’un soubassement sculpté. Remaniée et consolidée au XIV^e siècle, son côté nord fut en partie reconstruit après l’effondrement de l’une des tours en 1506. Au début du XIX^e siècle, la sculpture de la façade apparaissait fragilisée et lacunaire, déjà altérée par l’iconoclasme protestant en 1562. La section de l’exposition dédiée à la restauration de la façade revient sur les polémiques qui ont agité les restaurateurs et les érudits autour des méthodes employées. La présence de l’une des voussures déposées du portail central (conservée dans le dépôt lapidaire de l’église basse de la cathédrale et dont la récente restauration a révélé les traces de polychromie) autour de laquelle sont présentés plusieurs documents d’archives, des croquis et des relevés permet de revenir sur les raisons de la dépose d’une partie des œuvres. La relecture des interventions à la lumière des analyses menées lors de la restauration des portails entreprise il y a une vingtaine d’années offre une nouvelle interprétation des travaux et relativise les attaques lancées par l’érudit parisien Adolphe Didron sur le travail de Théophile Caudron.

La deuxième série de travaux qui fait l’objet d’un examen particulier concerne la charpente et la reprise des parties hautes. « L’erreur de Pagot » revient sur l’une des modifications les plus lourdes de conséquences sur la structure du bâtiment : la modification des chéneaux et l’ajout de la balustrade couronnant la corniche par François-Narcisse Pagot en 1828. Ces modifications avant tout esthétiques empêchèrent le bon écoulement des eaux de pluie et finirent par fragiliser la charpente que Paul Boeswillwald dut faire reprendre à la fin du XIX^e siècle comme le montrent ses relevés.

Il y a plusieurs années que l’analyse de la structure du chœur de la cathédrale a mis en exergue l’emploi du métal dans l’architecture dès l’élévation du chœur au début du XIII^e siècle. Le fer et le plomb sont ainsi évoqués, qu’il s’agisse de leur emploi dans les maçonneries, dans la restauration des sculptures, dans les clôtures (grilles du chœur) ou encore dans les vitraux. Ceux-ci font l’objet d’une importante partie de l’exposition.

La cathédrale abrite en effet un ensemble de vitraux exceptionnels s’échelonnant du XII^e siècle pour quelques panneaux isolés, au XVII^e siècle. La question de leur restauration est restée des décennies en suspens jusqu’à ce qu’un ouragan survenu en 1843 contraigne les autorités centrales à accorder l’autorisation de procéder aux travaux et les fonds nécessaires. La première phase, menée à titre d’essai par le Clermontois Étienne Thevenot, constitue un jalon important dans l’histoire de la restauration des vitraux anciens et la conservation de nombreux documents graphiques en permet l’étude.

Après quelques années de hiatus, les travaux reprirent avec une ampleur nouvelle, confiés à deux Parisiens, Louis Steinheil et Nicolas Coffetier qui ont eux aussi livré une documentation très riche. Plusieurs de ces relevés, ainsi que des croquis avant restauration peu connus permettent de revenir sur cette phase importante de l’histoire de la cathédrale qui ne se cantonne pas aux grands travaux du XIX^e siècle mais se poursuit avec l’évocation de la dépose complète de la vitrerie en 1939 dans le cadre des mesures de la défense passive. Un panneau de vitrail jusqu’à lors entreposé dans le calorifère de l’édifice, tout juste restauré, permet au visiteur d’apprécier de près la peinture sur verre du XV^e siècle.

Comme d’autres grandes cathédrales médiévales, celle de Bourges se trouvait enserrée dans un tissu urbain dense dont on projeta de l’isoler. Toutes les mesures envisagées ne furent heureusement pas suivies d’effet, mais des dessins et des photographies témoignent de la disparition progressive des constructions parasites logées contre l’édifice et du dégagement du chevet.

Enfin, la dernière section de l’exposition choisit d’aborder les restaurations modernes, en concluant avec celles menées sous l’égide de la DRAC de la région Centre Val-de-Loire. Plutôt que d’en dresser un simple inventaire, elle envisage d’abord la restauration comme un temps d’étude et de réflexion, de découvertes aussi, en revenant sur la mise au jour des fragments du jubé par Léonard Hippolyte Roger et sur les fouilles de la crypte auxquelles travailla l’historien d’art Robert Branner, à qui l’on doit l’étude fondatrice de l’architecture de la cathédrale gothique, avec Robert Gauchery.

L’exposition présentée aux Archives départementales du Cher constitue une leçon d’histoire et réunit un grand nombre de documents d’archives, originaux et reproductions, issus des fonds locaux mais aussi des grands services patrimoniaux parisiens. Certains ont déjà été reproduits, beaucoup sont inédits. Leur examen interpelle le spécialiste comme la méticulosité et la beauté des relevés ne peuvent que séduire l’amateur qui peut ainsi admirer ces objets fragiles, rarement exposés, et prendre conscience des trésors graphiques et historiques directement liés aux restaurations de la cathédrale de Bourges.

Architectes et restaurations de la cathédrale de Bourges. Dessins et plans des XIX^e et XX^e siècles. Exposition aux Archives départementales du Cher, Bourges, 12 mars-9 juin 2024. Ouverte tous les jours sauf le lundi.
Informations pratiques sur le site des archives : https://www.archives18.fr
et présentation filmée de l’exposition :

Image d’illustration : Affiche de l’exposition Architectes et restaurations de la cathédrale de Bourges. Dessins et plans des XIX^e et XX^e siècles.

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